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Après un coup d'OCR :
LE POINT DE VUE
d'André Loesekrug-Pietri
Tout à célébrer les licornes et à faire de grandes déclarations sur la souveraineté européenne, la bataille technologique est en fait en train d'être perdue : aucune société européenne n'est dans le Top 15 des capitalisations boursières, aucune introduction en Bourse européenne ne compte dans le Top 25 mondial des dernières années, Tesla vaut aujourd'hui 6 fois plus que Volkswagen ou 14 fois plus que Stellantis, SpaceX a déjà fait 22 lancements en 2021 contre 1 pour Ariane et 2 pour Vega. Nous avons 69 licornes quand les États-Unis en ont 369 et la Chine 142, et notre part de marché des batteries Lithium-Ion est de... 1 %. La part de marché des fournisseurs cloud européen a été divisée par deux entre 2017 et 2021 à seulement 15 %, aucun acteur n'atteignant plus de 1 %. Et tout cela s'accélère. L'effondre-ment de nos positions est général, et pas que dans les semi-conducteurs. Il n'y a plus aucune ligne de front. On pourrait, par rapport à ce Waterloo technologique, imaginer un branle-bas de combat généralisé. Il n'en est rien, nous continuons tranquillement, avec le même rythme et en faisant de grands moulinets, et semblons même nous prélasser dans ce nouvel état de colonisation technologique qui est le nôtre : sur les 3 milliards d'euros de plan IA que l'Allemagne annonçait fièrement en 2018, seuls 300 millions ont été dépensés, le plan français s'est mû en la création de quatre instituts et beaucoup d'infrastructures immobilières dispersées à travers le pays, le plan quantique tarde encore à être mis en œuvre de manière opérationnelle et l'Europe se complaît dans la fragmentation de ses 27 plans IA, de ses 27 agences cyber, de ses multiples plans hydrogène. Et combien d'argent public déversé sur les start-up revient-il directement aux GAFAM sous forme de cloud ou de publicité
Bataille technologique l'étrange défaite de l'Europe
ciblée ? A-t-on vraiment changé les modes opératoires ? Pense-t-on réelle-ment en jours et non plus en mois ou en années ? Absolument pas, et même sur ce qui est parfois vu comme le point fort de l'Europe, la réglementation : les pre-mières enquêtes sur Apple datent de 2011-2012, pour des condamnations toujours en appel en... 202L Les géants de la teck doivent en rire. Les réglementations DSA et DMA sur les plateformes, dont les premières ébauches datent de 2020, seront mises en œuvre au plus tôt en 2023-2024. Cette lenteur, totalement de notre fait, n'est pas une fatalité des démocraties, et témoigne d'une ignorance profonde des ressorts de l'économie digitale que la crise du Covidl9 a encore accélérée.
C'est toute la méthode et la bureaucratisation à outrance des agences de recherches nationales, des appels à projets, des procédures qui durent des mois... qu'il faut revoir.
Et ce n'est pas seulement une question de budget, car l'argent coule à flots : quel impact ont eu les 500 milliards d'euros du plan Juncker ? Et que dire des 200 milliards investis depuis 1984 en R&D par l'UE ? Où sont les effets, en matière de leadership mondial, des 57 milliards du grand plan d'investissement français de 2017 ?Et on s'apprête à investir 750 milliards au niveau européen, sur les bons sujets certes -le digital et l'environnement - mais à nouveau en se concentrant sur les montants plu-tôt que sur l'impact et les résultats concrets. C'est toute la méthode et la bureaucratisation à outrance des agences de recherches nationales, des appels à projets qui favorisent les acteurs existants, des procédures qui durent des mois, du retour géographique qui tue l'excellence, des comités scientifiques monolithiques qui ne sont pas « câblés »pour comprendre les vraies ruptures, qu'il faut revoir. Je veux des chercheurs qui trouvent, disait de Gaulle... Évidemment, il y a des solutions, et c'est toute la beauté de la technologie où les cartes peuvent être sans cesse rebat-tues. Mais cela implique un change-ment fondamental de nos méthodes : un sentiment d'urgence généralisé, une approche européenne cohérente (en écosystème plutôt qu'en essayant de fusionner les entités), une mise en œuvre sans faillir d'un grand marché du digital aujourd'hui scandaleuse-ment inexistant, une confiance réelle accordée par les États et l'UE aux acteurs de la société civile beaucoup plus agiles que lui - le plan France 2030 devrait, par exemple, être copiloté par elle pour avoir une vraie chance de réussir. Il faut également une compréhension réelle des enjeux technologiques par les dirigeants politiques, une véritable vision qui ne cherche pas juste à rattraper mais qui vise à se projeter dans l'avenir, et enfin un effort dans l'éducation sans précédent, probable-ment la mère de toutes les batailles. Aujourd'hui aucune de ces conditions n'est réunie. L'étrange défaite technologique va se poursuivre, avec des conséquences terribles en matière de dépendance économique, stratégique, sociétale et géopolitique. Le XXI e siècle s'annonce très sombre pour les Européens et la défense de leurs valeurs. Un immense défi est devant nous.
André Loesekrug-Pietri est président de la Joint European Disruptive Initiative (JEDI).