Cash Investigation→Télé-réalité ?
In extenso
«Cash Investigation est un totem de la société du spectacle française. Tribunal des entreprises et des dirigeants, sensationnalisme, le tout sous le regard iconique et interrogatif d’Elise Lucet, que tous les Français connaissent. Un scénario bien huilé qui promet d’entraîner l’indignation, d’agglomérer les colères, de susciter de l’action, mais parfois décevant.
« A quand un Cash Investigation sur Cash Investigation ? » m’interpelait un internaute, au lendemain de l’émission sur les banques. Si vous cherchez sur la toile, vous verrez très peu d’analyses ou de « retours d’expériences » d’entreprises qui ont accepté de répondre à une interview. Je me suis donc décidée à relever ce défi de décrire de la façon la plus factuelle possible les coulisses d’une interview pleine de parti-pris.
Accepter de recevoir Cash Investigation, c’est un peu comme une valse à trois temps.
Le premier temps, et non des moindres, c’est « l’avant ».
Ce moment où vous annoncez à votre entourage professionnel, en premier lieu aux directions de la Communication, que vous avez accepté l’interview. Autant le dire, les retours sont cinglants : « C’est une erreur, c’est une émission à charge, un tribunal révolutionnaire, tu ne vas prendre que des coups, y compris en interne… ». Le fait est, je me suis plongée dans quelques replays parmi les plus accablants pour les personnalités qui « recevaient » Cash Investigation : balbutiements gênés et grands moments de solitude, projetés sur tous les écrans. Ce qui pose un premier problème : les entreprises préfèrent ne pas répondre, non par peur mais parce que les dés seraient pipés.
Répondre oui ou non à Cash Investigation ? En ce qui nous concerne, si nous étions pris à partie, nous préférions pouvoir apporter nos réponses à l’enquête. A la condition d’obtenir, en amont, les pièces et éléments qui seraient présentés dans l’émission, pour répondre précisément et équitablement. Nous avons reçu un mail très bref, qui présentait le menu de l’émission : quelles étaient les pratiques commerciales dans les réseaux, un visuel de tableau de suivi d’activité, un visuel d’un challenge commercial, la mention d’un cas client anonyme qui démentait avoir signé un contrat et enfin une question sur le mode de souscription à un service du Groupe.
Il nous aura fallu une petite semaine pour remonter le fil, comme une enquête policière : les visuels transmis nous ont mis sur la voie de l’entité émettrice, qui a également retrouvé sur un réseau social local un témoignage de client mentionnant un contrat non signé…ce qui nous a permis de démonter ce premier argument, le contrat était bel et bien signé, nous en avions l’original. En revanche, pour le reste, c’était l’inconnu. Vous avez beau le demander, vous ne recevez rien de tangible pour vous permettre de vous préparer, ce serait moins spectaculaire. C’est pourtant un des grands principes de notre droit, le principe du contradictoire, qui devrait toujours être respecté. L’important serait donc l’effet de surprise plutôt que l’élucidation de la vérité ?
Second temps : pendant l’interview, ou comment saisir vos émotions.
Face à l’inconnu, il ne me restait donc plus qu’à cultiver mon calme, de répondre le plus posément possible, et surtout, quoi qu’il arrive, de ne pas me laisser étonner sans discernement. J’ai beaucoup pensé à cette scène culte du film de Claude Lelouch « Itinéraire d’un enfant gâté », pendant laquelle Belmondo initiait Anconina à ne pas être étonné. Mais pourtant…
Premier étonnement en entrant dans la salle d’interview. A peine entrée dans la pièce, trois caméras sont sur vous, et en permanence. Cela commence, sans être commencé. Vos premiers mots, votre attitude, pendant le maquillage, pendant la pose du micro sur la cuisse…filmée également, vos éventuels premiers dérapages, autant de matière pour le montage. C’est le jeu, mais il n’est pas très joli.
L’interview démarre gentiment : un mot d’introduction, une relance sympathique pour vous mettre en jambes. Puis l’interview démarre vraiment : Elise Lucet porte une oreillette, deux journalistes communiquent avec elle dans une salle connexe, et l’assistent, la guident pour poser les questions. L’impression de se défendre à un contre trois…
Le second étonnement, vient quand vous réalisez que ce que vous expliquez, les éléments concrets que vous apportez, ne sont pas vraiment pris en compte. Je n’ai pas le sentiment d’être personnellement coupable ni de représenter une entreprise aux pratiques systémiques et déplorables, je réponds sur le fond et sur les faits, fermement, mais avec l’impression de n’être pas vraiment écoutée, comme si mes réponses étaient hors script par rapport à la mise en scène idéale de Cash Investigation. Ce qui compte, c’est de saisir votre réaction quand on vous met sous le nez un témoignage vidéo, que vous découvrez dans l’instant. C’est le moment décisif de l’interview : face à des témoignages forcément poignants, capter vos émotions, votre gêne, votre étonnement, et pourquoi pas la panique ou le désarroi, des émotions fortes à valoriser au montage, un affrontement forcément inéquitable.
L’investigation version téléréalité.
Sur le coup, vous ne savez pas d’où viennent ces témoignages auxquels nous avons tous envie de donner du crédit et de l’attention ; plus tard, on apprend que ces témoins ont quitté l’entreprise depuis plus de 10 ans, ou que le cas client est tellement ancien et exceptionnel que vous vous demandez où il a bien pu être pêché parmi les 21 millions de clients du Groupe. C’est la vie, aucune entreprise n’est parfaite, mais notre objectif est et restera d’agir chaque jour pour accompagner nos clients, avec transparence et loyauté.
Cela dure 45 minutes, au final il en restera 5, judicieusement choisies au montage.
Troisième temps : l’art du story telling au montage
Ce qu’il y a de bien avec le direct, c’est que vous ne pouvez pas être surpris par le résultat de votre interview. Vous avez convaincu ou non, mais c’est la restitution exacte de ce que vous avez dit. Avec Cash Investigation, l’art du montage peut donner lieu à l'inverse. Même si vous savez ce que vous avez dit, et vous vous êtes organisés pour filmer de votre côté les 45 minutes d’interview, le vrai suspens sera le choix du rendu de leur équipe. Cash Investigation y excelle, appliquant les meilleures pratiques de storytelling. Coupés les passages où vous aviez marqué des points, où vous aviez montré la signature d’un contrat censé vous enfoncer, coupés les moments où la journaliste tournait les pages de son carnet, à son tour un peu désarçonnée malgré son oreillette et le scénario si bien ficelé.
L’épreuve de Cash Investigation pour l’interviewé n’est pas la pugnacité d’Elice Lucet, assez normale, car un journaliste n’est pas un passe-plat ; l’épreuve, c’est de voir la pauvreté de votre intervention au montage. Il n’en reste pas grand-chose, uniquement votre déni, ce qui vous place dans la position inconfortable au mieux de la niaise, au pire de la menteuse.
L’interview montée joue son rôle de mise à mort du taureau, c’est d’ailleurs son objectif. Faire monter très haut l’émotion du téléspectateur avec des reportages à charge et présenter un coupable, qui croyait naïvement que l’interview consistait à apporter des éléments de réponses.
La suite est un déferlement de haine sur les réseaux sociaux, assez terrifiant, mais parfois aussi humoristique : combien d’internautes amusés de voir l’équipe Cash découvrir l’usage d’un tableur Excel !
J’ai travaillé dans la presse, j’ai dirigé des Rédactions pendant près de 30 ans, autant dire l’essentiel de ma vie professionnelle. J’ai du respect, un attachement profond, pour la profession de journaliste. J’ai aimé la diversité des personnalités, les débats sur les angles éditoriaux, l’esprit critique qui nous fait trop souvent défaut. Il est vrai que je ne connais que la presse écrite : dans ce type de presse, la transmission de l’information prime devant la peopolisation. Et la catégorie reine, c’est le journalisme d’enquête ou d’investigation, indépendant, souvent dérangeant, qui s’attache à analyser en profondeur les faits, et à résister à la tentation de l’audimat. Mon avis n’a pas changé sur ce sujet.
Ce qui me dérange, c’est ce mot investigation dans Cash Investigation.
« Une idée simple mais fausse aura toujours plus de poids qu’une idée juste mais complexe » nous disait Tocqueville ? Je pense le contraire, mais cela demande de l’effort, de l’exigence dans le croisement des sources, de la pédagogie, du dialogue, cela demande du journalisme en fait ! Pour cela, nous serons toujours présents, et moi toujours enthousiaste à l’idée de comprendre, d’améliorer, d’échanger sur les pratiques et de démontrer par les faits l’esprit de transparence et de loyauté. »
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